XIV
MAUVAIS SANG

Ozzard attendit que le pont se fût remis à l’horizontale pour resservir un peu de café à son amiral.

C’était l’après-midi, voilà six jours que l’on avait quitté Spithead et tous les éléments semblaient s’être donné le mot pour les ralentir à chaque mille. Jusqu’ici, la navigation avait été marquée par un temps de chien, sans compter l’inévitable lot d’accidents. Le commandant Keen avait été contraint de lever l’ancre alors qu’il lui manquait encore la moitié de son équipage et, avec tous ces incapables à bord, il n’était pas surprenant qu’il y ait eu tant de blessés, voire pire.

Un homme avait disparu au milieu de la nuit pendant la tempête. Personne ne l’avait entendu crier lorsqu’une grosse lame dentelée de blanc l’avait entraîné par-dessus bord. D’autres souffraient de fractures ou d’entorses aux mains, si bien que Coutts, leur chirurgien, était intervenu personnellement auprès de Keen pour lui demander de réduire la toile et de prendre des ris chaque fois que la tempête soufflait.

Mais, jour après jour, sale temps ou pas, les exercices continuaient : on faisait la course entre mâts à qui aurait réduit le premier, on mettait en place les filets de protection au-dessus du pont principal jusqu’à être capable de le faire même par nuit noire, pour éviter aux servants des douze-livres de se faire écraser par des espars tombés pendant le combat.

À tous les ponts, depuis le niveau des énormes caronades à l’avant, jusque dans les deux entreponts où se trouvait l’artillerie principale, les puissants trente-deux-livres, ou les « grands neuf », comme on les surnommait, les hommes vivaient derrière des sabords fermés car la mer bouillonnait contre la muraille au vent et faisait jaillir de véritables murs d’embruns bien au-dessus des filets.

Keen avait montré aux officiers mariniers et aux gens de métier qui constituent l’épine dorsale d’un vaisseau qu’il leur faisait confiance. Il avait très vite manifesté qu’il se reposait sur eux pour ce qui touchait à la discipline. Avec un équipage aussi mélangé, avec autant de gens sans expérience, les hommes s’échauffaient vite et les coups de poing n’avaient pas tardé à pleuvoir. Cela se concluait inévitablement par le spectacle pénible et dégradant des séances de punition, le fouet qui lacérait le dos et le mettait en lambeaux, la pluie lavant le sang autour du caillebotis, le jeune tambour des fusiliers donnant le rythme entre deux coups.

Plus que tout autre, Bolitho savait à quel point Keen détestait devoir faire usage du fouet. Mais il fallait maintenir la discipline, surtout à bord d’un vaisseau en navigation isolée qui s’enfonçait chaque jour un peu plus loin dans l’Atlantique.

Keen se montrait également très débonnaire avec ses officiers et aspirants. Il prenait souvent à part les premiers pour converser avec eux à sa façon, calme et réservée. Si un officier était assez stupide pour ne pas tenir compte de ses conseils, le second entretien se passait de manière beaucoup moins conviviale. James Cross, cinquième lieutenant, l’enseigne qui commandait le canot de Bolitho à Plymouth, était un cas à lui tout seul. Il paraissait plein de bonne volonté, mais avait montré dans la plupart de ses tâches une incompétence qui faisait grogner même les plus endurcis des officiers mariniers.

Allday n’avait pas mâché ses mots :

— S’il continue comme ça, il va nous tuer quelqu’un. On aurait dû l’étouffer au berceau !

Les aspirants venaient pour la plupart de familles à la tradition maritime bien établie. Embarquer à bord du vaisseau amiral d’un officier aussi renommé, ou aussi connu, comme disaient certains, constituait une promesse d’avancement et de promotion qu’il ne fallait pas sous-estimer. Il était assez étrange de constater le nombre impressionnant de ceux qui croyaient que la guerre serait bientôt terminée, maintenant que les soldats anglais avaient posé le pied sur le sol de l’ennemi, après tant d’années, de victoires et de défaites, de combats sanglants, de croisières de blocus à la rigueur austère. Pour de jeunes officiers qui espéraient mener une carrière avantageuse au service du roi, c’était peut-être leur dernière chance de se faire un nom avant que Leurs Seigneuries décident de réduire la marine à la portion congrue et de jeter les marins sur le rivage comme des épaves. Telle était la gratitude de la patrie.

Ozzard ouvrit la portière et Keen pénétra dans la chambre. Le vent glacé qui souillait du nord lui avait rougi les joues.

— Un peu de café, Val ?

Keen s’assit, mais garda la tête penchée, comme s’il tendait encore l’oreille pour écouter ce qui se passait sur le pont. Il prit ensuite son café et commença à le déguster avec délices. Bolitho le regardait, songeant à la vieille boutique de Joseph Browne, dans Saint James, là où Catherine l’avait emmené lors de leurs passages à Londres. C’est là qu’elle se fournissait en vins, en fromages et en cafés de choix, qu’elle faisait porter à bord. Une autre échoppe se trouvait non loin de là, Lock le chapelier. Bolitho s’était montré réservé à l’idée qu’elle lui achète une coiffure galonnée toute neuve, achat qu’il considérait comme une extravagance. Elle voulait remplacer celle dont il avait fait cadeau à Julyan, le maître-pilote, lorsqu’ils s’avançaient à la rencontre du gros San Mateo. Mais elle avait insisté : « C’est ici que ton héros s’achetait ses coiffures. À ton avis, privait-il Emma du plaisir de les lui offrir ? »

Bolitho sourit à ce souvenir. Ils avaient trouvé et apprécié tant de bonnes choses dans cet autre Londres, celui qui lui était inconnu avant qu’elle ne le lui fît découvrir.

Keen lui dit, l’air absent :

— Le pilote me dit que nous avons franchi quelque huit cent soixante milles, vrai ou faux. Si le vent mollit, je renverrai de la toile. J’en ai vraiment assez !

Bolitho contemplait la mer à travers les vitres constellées de sel. Six jours. Il avait l’impression que cela faisait un mois et plus. Il n’avait pas tenu la promesse faite à Catherine de lever son verre le soir de son anniversaire. Une grosse tempête faisait rage, celle au cours de laquelle ils avaient perdu un homme par-dessus bord. Bolitho était sur le pont pour ne pas se torturer à épier ce qui se passait en bas. Comme le lui avait fait remarquer ce vieux chirurgien à la silhouette de héron, Sir Piers Blachford : « Au fond de vous-même, vous êtes resté le commandant que vous étiez, et vous avez du mal à déléguer vos fonctions à d’autres. »

Keen dit pensivement :

— Je me demande ce que fait Zénoria en ce moment. Avoir cru que son mari était mort, et le retrouver uniquement pour le perdre à nouveau, voilà un traitement qui n’est guère fameux. J’aurais préféré le lui épargner.

Bolitho regardait ses livres, l’un des volumes était ouvert, tel qu’il l’avait laissé. Cela lui tenait compagnie. C’était comme s’il lui avait fait la lecture, pendant le dernier quart de nuit, et non comme s’il lisait seul. En fermant les yeux, il la voyait si nettement, la lueur de la bougie jouait sur son cou et ses hautes pommettes. Il imaginait le soyeux de sa peau sous ses mains, sa réaction immédiate. Que ressentirait-il lorsqu’ils auraient jeté l’ancre à Port-aux-Anglais ? Elle devait y songer de son côté, se souvenir de ce qui avait été inévitable. Le destin.

Le factionnaire fît claquer la crosse de son mousquet sur le pont et cria :

— Le second, amiral !

Keen fît la grimace.

— Pourquoi se sentent-ils obligés de hurler ainsi ? On se croirait au champ de manœuvre.

Ozzard ouvrit au lieutenant de vaisseau Sedgemore qui se faufila prestement par la portière.

— Je vous demande pardon, sir Richard.

Bolitho entendait des affûts gémir, quelque part. Sans doute dans l’entrepont, où des marins haletants dérapaient en poussant sur les trente-deux-livres. La manœuvre était d’autant plus périlleuse que le pont, qui était à la gîte, était glissant.

Mais Keen savait ce qu’il voulait et ne se résoudrait pas à l’imperfection. Bolitho lui dit :

— Si les affaires du vaisseau ne peuvent attendre, monsieur Sedgemore, ma chambre est à vous.

L’officier le regarda, visiblement mal à son aise, comme s’il s’attendait à entendre une autre raison, ou à subir un nouveau sarcasme.

— Euh… merci, sir Richard.

Bolitho dut se retenir de sourire. Apparemment, j’ai réussi l’examen.

Le second expliqua à Keen :

— La vigie a aperçu une voile dans le nordet pendant le quart du matin.

Keen attendit avant de répondre.

— Je sais. J’ai ordonné à l’aspirant de quart de le porter au journal de bord.

Sedgemore sursauta sous le coup, comme s’il ne s’attendait pas à voir son commandant se préoccuper du journal de bord.

Bolitho, qui contemplait sa chambre spacieuse, intervint :

— Nous ne sommes pas à bord de l’Hypérion, Val. Dans ce temps-là, j’entendais tout ce qui se passait depuis chez moi !

Ils échangèrent un sourire complice à l’évocation de ce souvenir. Mais Sedgemore reprit :

— Nous l’avons aperçue une seconde fois, commandant. Dans le même relèvement.

Keen se frottait le menton.

— Avec ce vent, elle n’a guère le choix – et, se tournant vers Bolitho : Ce n’est pas la même chose qu’avec le Pluvier Doré, amiral ?

— Si cet inconnu est ennemi, répondit Bolitho, il restera à bonne distance et nous sommes certainement trop lents pour le semer. Quant à notre mission, j’imagine que toute l’Angleterre est dans le secret et sait fort bien où nous allons.

Keen réfléchissait à haute voix :

— Mr. Julyan nous annonce du ciel clair cette après-midi – tout comme Allday. J’imagine qu’il a l’oreille du Tout-Puissant. Je vais envoyer notre nouveau « volontaire » en haut, avec une lunette si nécessaire. Il y a des yeux à qui l’on ne peut faire confiance – il hésita soudain : Je suis un imbécile, sir Richard, je ne voulais pas faire de comparaison.

Bolitho lui prit vivement le bras.

— Vous n’êtes pas un imbécile et vous avez parfaitement raison.

Keen ordonna à son second :

— Faites rassembler les canonniers, monsieur Sedgemore. Nous ferons un exercice d’abordage à six heures.

Sedgemore se retira en regardant ailleurs, puis la portière se referma.

— Fait-il des progrès, Val ?

Keen l’observa, inquiet, car Bolitho effleurait du bout des doigts son œil gauche. Il savait que ce geste était inconscient et que l’irritation ne cessait presque jamais. Comme une menace.

— Il n’est pas encore tout à fait prêt à exercer un commandement, amiral, mais cela ne lui fait pas de mal de continuer à y croire !

Ils éclatèrent de rire tous les deux, la menace oubliée.

Cette après-midi-là, le vent faiblit légèrement. La mer reprenait des couleurs, les nuages se raréfiaient. Mais lorsque le soleil finit par se découvrir, il n’apporta aucune chaleur. Les voiles, raidies par le sel, luisaient, mais sans dégager la moindre vapeur.

Bolitho monta sur le pont et alla rejoindre Jenour à la lisse de dunette afin de rester à l’écart des deux bordées que l’on avait rassemblées pour renvoyer de la toile, comme Keen l’avait espéré. Keen se trouvait de l’autre bord et regardait ce qui se passait dans les hauts, les gabiers qui grimpaient dans les enfléchures vibrantes. Le commandant voyait tout son monde qui tournait autour de lui. Bolitho sentait sa vieille envie le reprendre, il se demandait ce qu’aurait dit Zénoria si elle avait vu son mari à ce moment-là. Le soleil lui faisait cligner les yeux, des mèches de cheveux volaient sous sa coiffure de mer sans insignes, il commandait et faisait mille choses à la fois.

L’aspirant le plus ancien du bord, un jeune homme hautain nommé Houston, faisait signe au matelot Owen. Sur le point de passer son brevet d’enseigne, Houston avait pleinement conscience de la présence de Bolitho. Il s’adressa à Owen en prenant l’air important :

— Attendez !

Allday, qui se trouvait à l’arrière en compagnie de Tojohns, lui dit, plein de mépris :

— Regarde-moi çui-ci, qui bombe le torse comme un amiral en retraite ! Quand il aura son déguisement, ça va nous faire une jolie petite terreur.

— Du moins, fit Tojohns avec une grimace, si personne ne lui rabat son caquet avant !

Keen se retourna en souriant.

— Ah, Owen ! Alors, comment trouvez-vous la vie à bord ? Un peu plus de place que la dernière fois, hein ?

Owen se mit à rire sans plus se soucier de l’aspirant.

— Ça me convient, commandant. J’aurais juste aimé que la dame soye là pour donner quelques conseils au coq !

Bolitho approuvait : Keen venait de montrer à cet arrogant « jeune monsieur » qu’Owen était un homme, pas un chien.

Keen se tourna vers lui :

— Lui dirai-je d’aller en haut, sir Richard ? Je ne larguerai pas plus de toile tant qu’il n’aura pas jeté un coup d’œil à notre compagnon.

— Owen, lui dit Bolitho, prenez donc la lunette de l’aspirant des signaux. Vous tenez peut-être cet instrument pour peu de chose, mais je crois qu’il pourra vous être utile.

Encore un vieux souvenir. Dans une boutique élégante de Londres qui vendait des instruments de navigation, il revoyait Catherine examiner une lunette, il entendait encore le propriétaire lui expliquer qu’il s’agissait d’un appareil dernier cri, des plus perfectionnés. Il avait deviné son combat intérieur tandis qu’elle caressait le verre brillant. Puis elle avait hoché la tête, et Bolitho avait cru en deviner la raison. Elle se rappelait Herrick, la magnifique lunette qui avait été l’ultime cadeau de Dulcie. Elle ne voulait pas en faire autant, elle rejetait toute espèce de comparaison.

— Ohé du pont !

Bolitho sortit de ses pensées. Owen avait atteint le grand croisillon de hune alors qu’il rêvait tout éveillé.

— Voile dans le nordet, commandant !

Bolitho se tourna vers les crêtes blanches qui avançaient en rangs serrés. Le vent mollissait toujours et il entendait Owen sans peine. Hier, et ce matin encore, son appel se serait perdu dans la violence de la mer et du vent.

— Keen, faites-le redescendre, lui dit Bolitho. J’imagine que vous avez hâte de gonfler les jupons de cette belle enfant !

Owen atterrit sur le pont au moment où la grand-voile et la misaine se gonflaient dans un énorme claquement, avant de battre en faisant un bruit de tonnerre. Puis on brassa les vergues qui prirent le vent et les voiles se tendirent comme des cuirasses de fer.

— Eh bien, Owen, qui est-ce ?

Ceux des hommes qui n’étaient pas occupés aux drisses et aux bras ou qui n’étaient pas montés dans les hauts le long des grandes vergues pour larguer de la toile s’approchèrent pour écouter.

— Une frégate, sir Richard, répondit Owen. Elle n’est pas très grosse – vingt-huit canons ou à peu près.

Et il rendit la lunette à l’aspirant Houston.

— Merci, monsieur.

Houston la lui arracha presque, avec tant de mauvaise grâce que Keen dit à son second :

— Monsieur Sedgemore, je crois qu’un petit mot de votre part pendant le dernier quart du soir serait bienvenu.

Le second, qui courait partout pour envoyer les hommes à leurs postes, et pour en reprendre un qui avait laissé filer une manœuvre par mégarde, s’arrêta et regarda l’aspirant. Ses prunelles lançaient des éclairs et il lui dit :

— Vous viendrez me voir, monsieur Houston !

Owen poursuivit d’une voix égale :

— Elle n’arbore aucun pavillon, sir Richard, mais je dirais que c’est un hollandais. J’en ai déjà vu d’assez près et, je dirais même, parfois de trop près.

— Donc, ennemie, commenta Jenour – il avait l’air surpris : sir Richard, j’aurais cru que c’était un français.

Bolitho restait impassible. Dans le temps, Jenour, il aurait jamais osé donner ainsi son sentiment. Il était si confiant, il laissait jugement et appréciation des choses à ceux qu’il estimait plus compétents. Désormais, il était prêt, assez mûr pour donner son avis avec ce qu’il avait appris des autres. Bolitho savait qu’il allait cruellement lui manquer.

— En route sud-quart-suroît, commandant ! annonça Julyan, le maître-pilote.

Il gratifia ses acolytes d’un large sourire en se frottant vigoureusement ses gros battoirs. Cette fois encore, il ne s’était pas trompé.

Keen cria d’une voix forte :

— Faites rompre, monsieur Sedgemore ! – et, assez fort pour que tous ceux qui étaient là l’entendent parfaitement : Belle manœuvre. Nous avons gagné deux minutes !

Vrai ou faux, songea Bolitho, peu importe. Les marins, encore haletants, se regardaient et échangeaient de légers sourires. C’était un début. Il dit à Keen :

— Ce gaillard est peut-être aux ordres des Français. C’est une chose que l’on a vue bien souvent.

Cela dit, il songeait à l’escadre rachitique qui l’attendait aux Antilles. Ils manquaient de frégates, et les Français le savaient pertinemment. Ici, on n’était pas sur les côtes bretonnes, on ne jouait pas au chat et à la souris comme en mer du Nord. Les îles pullulaient, il allait falloir les inspecter et les fouiller les unes après les autres pour dénicher une escadre ennemie qui s’y cacherait. En outre, les eaux regorgeaient de navires de toute sorte : hollandais et espagnols, bâtiments sud-américains, tous prêts à renseigner les Français installés à la Martinique et à la Guadeloupe. Et puis il y avait aussi les Américains, qui n’avaient pas oublié la guerre d’Indépendance. Il fallait les traiter avec le plus grand soin car ils supportaient mal de se faire arraisonner connue suspects de vouloir rompre le blocus. Plusieurs plaintes sérieuses en ce sens avaient déjà été déposées à Londres par cette jeune mais fort ambitieuse nation.

Bolitho sourit en se rappelant la mise en garde de Lord Godschale : « Nous devons faire preuve de tact et d’initiative, et avons besoin de quelqu’un de connu. » Bolitho ne savait pas très bien ce qu’il entendait par connu, mais ne s’était jamais considéré lui-même comme un parangon de tact.

Il dit à Owen :

— Merci. Je vais encore avoir besoin de vous.

Keen vit le marin saluer avant de rejoindre sa division. Il dit à Bolitho :

— Voilà un homme de valeur, amiral, je compte le nommer officier marinier sous peu. À côté de lui, nos terriens ont l’air de rustauds.

Le vent recommença à forcir avec la tombée de l’obscurité, mais les mouvements étaient moins violents désormais ; l’équipage bénéficia d’un repas chaud ainsi que d’une double ration de rhum pour lui faire oublier cette longue et pénible journée.

À l’extérieur du carré qui faisait toute la largeur du Prince Noir et qui se trouvait directement sous les appartements de l’amiral, le lieutenant de vaisseau James Sedgemore était confortablement assis sur un coffre, un verre de madère à la main. Il était en train de passer un savon maison au plus ancien des aspirants. Lequel se tenait debout, raide comme un piquet, se contentant de suivre les mouvements du gros bâtiment qui montait et redescendait périodiquement, entraînant avec lui les hommes, les vivres et les armes entassés dans sa coque. Sedgemore lui montra les portières de toile que l’on avait ouvertes. Houston pouvait apercevoir les officiers qu’il côtoyait régulièrement au cours de ses quarts : certains buvaient, d’autres écrivaient, d’autres encore jouaient aux cartes en attendant le dernier repas de la journée. Quelques-uns d’entre eux, particulièrement redoutés pour leur rigueur et leur sévérité, étaient assis ou même affalés dans leurs sièges ; un garçon de carré s’activait avec une carafe de vin. Le chirurgien, d’habitude si austère, riait aux éclats en écoutant quelque plaisanterie que venait de lui raconter le major des fusiliers. Il y avait aussi le commis, Julyan, le pilote, toute cette compagnie à laquelle Houston rêvait d’appartenir un jour, à bord d’un autre bâtiment si ce n’était pas celui-ci. Il se voyait assez bien dans la peau de Sedgemore à l’avenir, mais, pour l’instant, Sedgemore n’était gère d’humeur à plaisanter.

— Je ne vous laisserai pas semer le désordre à bord, simplement parce qu’un homme a osé ne pas vous répondre – est-ce bien clair ?

Houston se mordit la lèvre. Il avait essayé de se faire remarquer du commandant, mais il avait certainement pas voulu se ramasser cette avalanche sur la tête.

— Et n’essayez pas de trouver des excuses, monsieur Houston, sans quoi toutes les horreurs de l’enfer tomberont sur vos misérables épaules ! Lors de notre dernière croisière, après l’affaire de Copenhague – tiens, une chose dont vous aurez peut-être entendu parler par les plus anciens à bord –, nous avions un aspirant dans votre genre, un véritable tyranneau. Il adorait voir souffrir les gens, comme s’ils n’en avaient pas déjà assez à supporter comme ça. On le craignait, malgré sa position assez mineure, car il était le neveu de Sir Richard – il eut un sourire féroce : Sir Richard l’a fait débarquer et le commandant Keen lui a donné le choix entre démissionner ou passer en cour martiale. Alors, vous, vous croyez avoir une chance ?

— Je… je suis désolé, monsieur, vraiment.

Sedgemore lui donna une grande tape sur l’épaule comme il l’avait vu faire à Bolitho en certaines occasions.

— Non, monsieur Houston, vous n’êtes pas désolé du tout. Mais, par Dieu, vous le deviendrez si cela devait se reproduire. On vous connaîtra comme le plus vieil aspirant de toute la Flotte ! À présent, disposez. J’en ai terminé.

Le chirurgien qui passait lui dit :

— Alors, monsieur Sedgemore, des affaires à régler ?

— On en a tous, lui répondit le second en faisant la moue.

— Pas moi, monsieur, répondit le chirurgien en s’engageant dans la descente.

Houston, qui avait regagné la dunette, encore blême de rage, alla se présenter à l’officier de quart pour exécuter les tâches supplémentaires que lui avait prescrites Sedgemore. Le chef de quart était Thomas Joyce. Ce lieutenant de vaisseau était le troisième plus ancien officier du bord et avait participé à son premier combat à l’âge tendre, dès son premier embarquement : il n’avait alors que onze ans.

Il faisait un froid mordant, la pluie et les embruns tombaient en ruisselant des voiles tendues et du gréement, on se serait cru dans les mers glaciales. Joyce ordonna sèchement :

— En haut, monsieur Houston. Une bonne vigie, je vous prie.

Houston surprit dans la lueur du compas le sourire de l’un des timoniers.

— Mais, monsieur, il n’y a rien en vue !

— Cela ne vous en sera que plus facile, n’est-ce pas ? Maintenant, en haut, ou je demande au bosco de vous faire gigoter !

Le lieutenant de vaisseau Joyce n’était jamais inutilement sévère. Il poussa un soupir, jeta un coup d’œil à la rose qui dansait, et s’empressa d’oublier le malchanceux qui se trouvait maintenant très haut, loin au-dessus du pont qui roulait.

Nous en sommes tous passés par là.

Un peu plus loin, à l’arrière, Allday était assis dans l’office d’Ozzard et regardait le petit homme, occupé à découper du fromage pour le carré de l’amiral. Ozzard, après avoir un peu hésité, lui demanda :

— Mais pourquoi es-tu donc allé commettre cette bêtise, John ? J’ai toujours pensé que tu étais un peu fêlé.

Allday se mit à sourire. Après tout, qu’en avait-il à faire ? Il avait dit à Ozzard qu’il avait laissé sa part d’or chez Unis Polin, à La Tête de Cerf. Mais Ozzard insista, faisant briller son couteau sous le coup de la colère.

— Elle pourrait très bien se sauver avec son pactole ! Tu vois, John, je te connais – je te connais même depuis un bout de temps. Une jolie frimousse, la hanche bien marquée, et te voilà qui chavire ! Peu importe, tu aurais pu au moins le mettre à l’abri dans le coffre de la maison.

Allday bourrait sa pipe avec grand soin.

— Mais enfin, John qu’est-ce qui t’arrive ? T’aimes pas les femmes ou quoi ?

Ozzard fit volte-face, ses yeux lançaient des éclairs. Quand il était ainsi, il avait l’air plus fragile.

— Ne t’avise pas de me dire ça une seconde fois !

Ils s’aperçurent que la portière était ouverte. Un jeune matelot occupé à faire le ménage de la grand-chambre se tenait là et les regardait l’un après l’autre, visiblement mal à son aise. Allday gronda :

— Eh bien ! Qu’est-ce que tu veux ?

— Le… l’amiral vous demande, bosco !

— Fiche-moi le camp, lança Ozzard.

Le garçon s’enfuit précipitamment.

Ozzard reposa son couteau et baissa les yeux sur sa main. Il s’attendait à la voir trembler. Il reprit timidement :

— Excuse-moi. John. C’est pas ta faute.

Il n’osait pas lever les yeux.

— Tu me raconteras, si t’en as envie, lui répondit Allday. Un jour. L’affaire est close.

Il referma la portière derrière lui et, courbé sous les énormes barrots, s’approcha du fusilier de faction devant la portière de la grand-chambre.

Peu importe de quoi il s’agissait, Ozzard était visiblement sens dessus dessous. Il était comme ça depuis… ? Il ne s’en souvenait pas.

Resté seul dans son office, Ozzard alla s’asseoir, la tête dans les mains. À bord du Pluvier Doré, à la fin, alors qu’il se trouvait au pied de la descente, il avait vu sa silhouette à elle qui se découpait devant les fenêtres de poupe. Il aurait pu se détourner, de se dissimuler dans l’ombre. Mais non, il n’en avait rien fait. Il l’avait vue se défaire de ses vêtements souillés de sang, elle était complètement nue devant l’immense panorama offert par les ouvertures. Il y avait tant de sel sur les vitres qu’elles renvoyaient son image connue un miroir, rien de ce corps superbe ne lui avait échappé.

Ce n’était pourtant pas Catherine qu’il avait vue, jusqu’au moment où elle avait enfilé un pantalon et une chemise d’emprunt. Non, ce qu’il avait vu, c’était sa jeune femme, telle qu’elle était sans doute lorsque son amant était venu la retrouver.

Il se tordait les mains de désespoir. Pourquoi aucun de ses amis, aucun de ses voisins ne lui avait-il dit ce qui se passait ? Il aurait pu intervenir, la convaincre de recommencer à l’aimer comme il avait toujours cru qu’elle faisait. Pourquoi ? Le mot resta en suspens, comme un serpent.

Et cette façon qu’elle avait eue de le regarder, en cet horrible jour, à Wapping. Surprise, mépris sans doute, puis sa terreur lorsqu’elle avait vu la hache qu’il tenait à la main. Il dit brusquement tout haut :

— Mais je t’aimais ! Tu ne le savais donc pas ?

Personne n’était là pour lui répondre.

 

Lewis Roxby descendit péniblement de sa selle et donna une tape à son cheval avant qu’on l’emmenât à l’écurie. Il faisait un froid de gueux et le brouillard avait envahi les collines environnantes comme une nappe de fumée. Il remarqua que quelqu’un avait brisé la glace dans l’abreuvoir, signe évident que l’hiver s’annonçait rude. Le portier, planté là, laissait échapper de la vapeur chaque fois qu’il respirait. Roxby lui dit :

— Plus personne ne bouge sur les terres, Tom. On ne peut même pas envoyer les ouvriers réparer les murs. Il gèle à pierre fendre.

Le portier hocha la tête.

— Un bon grog comme sait en faire le cuisinier vous remettra d’aplomb, monsieur.

Roxby se moucha bruyamment, le bruit lui revint en écho des murs de la cour, comme un reproche.

— Tom, il me faudrait quelque chose de nettement plus fort !

Il songeait à ces deux voleurs qu’il avait expédiés au gibet, quelques jours plus tôt. Ces gens-là n’apprendraient donc jamais rien ? L’Angleterre était en guerre, les gens n’avaient déjà pas grand-chose, et ces porcs venaient en plus leur dérober le peu qu’ils possédaient. L’un des voleurs avait fondu en larmes puis, voyant que cela laissait Roxby indifférent, l’avait couvert d’injures jusqu’à ce qu’un dragon le remmène dans sa cellule. Il fallait protéger le petit peuple. D’aucuns prétendaient que pendre un homme ne faisait pas diminuer le nombre de crimes. Mais cela empêcherait au moins celui-là de recommencer.

Sortant de ses pensées, Roxby se tourna vers le portail. Une voiture attelée à un poney tout fringant faisait claquer ses roues sur les pavés.

C’était Bryan Ferguson, le majordome de Bolitho. Ses visites étaient pourtant fort rares. Roxby en fut vaguement irrité, la perspective d’un bon verre de cognac bien tiède s’éloignait.

Ferguson descendit de sa voiture. Peu de gens se rendaient compte qu’il lui manquait un bras, tant qu’il ne les regardait pas de face.

— Je vous demande pardon, monsieur, d’arriver ainsi sans m’être fait annoncer.

Roxby craignit soudain une mauvaise nouvelle.

— Rien de grave ? Ce n’est pas Sir Richard, au moins ?

— Non, monsieur – il jeta un regard ennuyé au portier : J’ai un petit souci, si vous voyez.

Son coup d’œil n’avait pas échappé à Roxby.

— Mon vieux, vous feriez mieux de rentrer. Il n’y a aucune raison de rester à se geler dehors.

Ferguson le suivit à l’intérieur de l’imposante demeure, admirant au passage les grands tableaux qui décoraient les murs, les tapis épais, les flambées que l’on apercevait par chaque porte ouverte. Que voilà une belle maison, et toutes les terres qui vont avec, songea-t-il. Une propriété qui convenait parfaitement au roi de Cornouailles.

Il se sentait nerveux et se demanda une fois de plus s’il agissait comme il convenait. La seule chose à faire, en réalité. Il n’avait personne d’autre à qui parler. Lady Catherine était partie à l’autre bout des terres pour rendre visite à un ouvrier qui s’était blessé et à sa famille. Elle ne devait rien savoir de cette dernière et fâcheuse affaire. Il jeta un coup d’œil au mobilier élégant, à l’immense portrait du père de Roxby, le vieux seigneur, qui avait en son temps semé des enfants un peu partout dans le pays. Roxby, lui, restait au moins fidèle à son épouse et s’intéressait davantage au gibier qu’aux femmes.

Le maître des lieux s’approcha du feu pour se réchauffer les mains.

— Vous souhaitez m’entretenir en particulier, j’imagine ?

Ferguson était toujours aussi mal à son aise.

— Je ne savais trop à qui m’adresser, monsieur. C’est un sujet dont je ne peux même pas parler à ma femme Grâce. De toute manière, il est probable qu’elle ne me croirait pas. Elle ne pense guère de bien de la plupart des gens.

Roxby hocha la tête, l’air entendu. Ainsi donc, l’affaire était sérieuse. Ferguson avait sa fierté, dans son travail comme pour tout ce qui touchait à la famille qu’il servait. Il avait dû lui en coûter de venir le voir. D’un ton assez magnanime, il lui demanda :

— Un verre de madère, peut-être ?

— Sauf vot’respect, monsieur, je préférerais du rhum.

Roxby, tout sourire, tira sur un cordon de soie.

— J’oubliais que vous avez été marin, dans le temps !

Il lui proposa un siège près de la cheminée.

Ferguson ne regarda même pas le valet de pied qui entra et sortit aussitôt, comme une ombre. Il gardait les yeux rivés sur les flammes.

— Oui, monsieur, c’était il y a vingt-cinq ans. Je suis rentré au pays après avoir perdu un bras aux Saintes.

Roxby lui tendit un grand verre de rhum. La seule odeur du breuvage lui faisait tourner la tête.

— Je ne comprendrai jamais comment vous réussissez à avaler ce poison.

Il lui jeta un regard en coin par-dessus le bord de son verre de cognac. C’était du meilleur. Mieux valait parfois ne pas savoir d’où ça venait, surtout lorsque l’on était magistrat.

— Bon, dites-moi ce qui vous amène. Si vous venez chercher conseil…

Il se sentait plutôt flatté que Ferguson fût venu solliciter son avis.

— On raconte des choses, monsieur, des commérages, si vous préférez. Mais ça peut devenir dangereux, surtout si ce qu’on dit touillait dans des oreilles malintentionnées. Quelqu’un a commencé à répandre des histoires au sujet de Lady Catherine et de la famille de Sir Richard pareillement. Un tissu d’ordures, des mensonges éhontés !

Roxby attendit patiemment la suite : le rhum commençait à faire son effet. Ferguson poursuivit :

— J’en ai entendu parler chez un marchand de grain. Il avait assisté à une algarade entre le commandant Adam et un fermier, à Bodmin. Le commandant Adam l’a provoqué en duel, mais l’autre s’est défilé.

Roxby avait déjà entendu parler d’Adam, de sa fougue. Il répondit :

— Voilà qui est assez sensé, j’aurais fait de même !

— Et puis – Ferguson hésita : J’ai entendu quelqu’un d’autre raconter des choses sur le compte de Madame… qu’elle entretenait des hommes chez nous, ce genre de choses.

Roxby le regardait, les veux écarquillés.

— C’est vrai ?

Ferguson se retrouva debout sans même s’en rendre compte.

— Ce ne sont que d’horribles mensonges, monsieur.

— Calmez-vous-je voulais juste savoir. J’ai beaucoup d’admiration pour elle. Le courage dont elle a fait montre est un exemple pour nous tous et l’amour qu’elle porte à mon beau-frère témoigne assez en sa faveur.

Ferguson était retombé dans son siège et contemplait son verre vide. Il avait échoué, tout partait en quenouille. Tout ce qu’il avait récolté en perdant ainsi son sang-froid, c’était d’empirer encore les choses.

Roxby reprit :

— En réalité, ce que vous êtes venu me dire, c’est que vous savez qui se trouve derrière ces ragots ? Suis-je dans le vrai ?

Ferguson leva les yeux, l’air désespéré. Quand je le lui aurai dit, il ne voudra plus rien entendre. Un étranger, bon, cela pouvait passer. Mais un membre de sa propre famille, c’était une autre paire de manches.

— De toute manière, reprit Roxby, je découvrirai le coupable, vous savez. Mais je préférerais l’apprendre de votre bouche. Et tout de suite.

Ferguson lui fît un léger sourire.

— Il s’agit de Miles Vincent, monsieur. Je le jure.

Il ne savait trop comment Roxby allait réagir : un doute poli, ou une bouffée de colère destinée à protéger la mère de Vincent, sa belle-sœur.

Tout étonné, il vit Roxby s’arrêter de respirer, devenir tout rouge, avant d’exploser :

— Bon sang de bois, je savais bien que ce misérable ver de terre était dans le coup !

Ferguson avait du mal à déglutir :

— Vous le saviez, monsieur ?

— Il fallait que je l’entende de la bouche de quelqu’un en qui j’ai confiance – il continuait à attiser tout seul sa rage : Dieu de Dieu, quand je pense à tout ce que sa famille a tenté de faire pour aider cette ingrate, ce poids mort et son fils ! Il fit un effort pour reprendre son sang-froid : Ne dites rien à personne. Ceci est notre affaire, il ne faut pas qu’elle aille plus loin.

— Vous avez ma parole, monsieur.

Roxby le fixa, pensif.

— Si d’aventure Sir Richard devait quitter Falmouth, je pourrais vous procurer une bonne place à mon service.

Ferguson réussit à sourire, mais à grand-peine :

— Je crois que je risque d’attendre longtemps, monsieur.

— Bonne réponse – il lui montra une porte : Ma femme arrive, j’entends sa voiture. Rentrez chez vous, je m’occupe de cette fâcheuse affaire.

Comme Ferguson gagnait cette porte. Roxby le rappela :

— Et n’ayez pas de regret. Vous avez fait exactement ce qui convenait en venant me voir.

Quelques instants plus tard, Nancy entra dans la pièce, emmitouflée jusqu’aux oreilles. Le froid lui avait rendu la peau toute brillante.

— A qui appartiennent cette jolie petite voilure et ce poney, Lewis ?

— À Bryan Ferguson, ma chère. Des histoires de terre, rien qui mérite que vous mettiez votre jolie tête en quatre.

Il tira à nouveau sur le cordon et, lorsque le valet arriva, il lui dit d’un ton très calme :

— Trouvez Beere et amenez-le-moi.

C’était le garde en chef de Roxby, un homme secret, peu avenant, qui vivait seul dans une petite chaumière en limite de la propriété.

Lorsque la porte se fut refermée, Nancy demanda à son mari :

— Que lui voulez-vous ? Cet homme est répugnant, il me donne la chair de poule.

— Je suis entièrement de votre avis, ma chère – il se servit un autre verre de cognac, songeant au désespoir de Ferguson : Cela dit, il a son utilité.

 

Il faisait une nuit d’encre lorsque la petite carriole de Ferguson atteignit l’auberge de La Tête de Cerf à Fallowfield. Lorsque l’on venait de parcourir la route côtière, puis d’affronter la bise coupante qui venait de la mer, la chaleur de la salle était bienvenue. Il avait si chaud qu’il se débarrassa immédiatement de son manteau.

L’établissement était désert, à l’exception d’un vieillard qui somnolait près du feu, un pichet posé à côté de lui sur un tabouret. Un chien de berger noir et blanc dormait à ses pieds, parfaitement immobile. L’animal se contenta d’ouvrir un œil pour surveiller Ferguson lorsqu’il traversa la pièce au sol dallé. Et il le referma derechef.

Elle sortit de la cuisine et lui fit un grand sourire. Allday avait raison : c’était une jolie petite chaloupe, et encore plus jolie depuis sa dernière visite, lorsqu’il était venu se présenter.

— C’est bien calme ce soir, monsieur Ferguson. Je vous sers quelque chose de chaud, ou bien quelque chose de fort ?

Il lui rendit son sourire. Il n’arrivait pas à chasser le souvenir de Roxby. Comment allait-il s’y prendre ? La mère de Vincent Miles vivait dans une maison qui lui appartenait, Roxby pouvait attiser les flammes en la chassant. À ce qu’on disait, elle était très liée avec l’épouse de Bolitho. De ce côté-là, le scandale risquait fort de perdurer. Allday lui avait parlé de son fils et de sa carrière d’aspirant très vite avortée : un vrai petit tyran, et cruel avec ça.

— Vous êtes bien loin de chez vous, lui dit-elle.

Il essayait de se détendre. Il avait eu envie de sortir, de se cacher, de ne plus voir la maison, les visages familiers, tous ceux qui comptaient sur lui. Il avait croisé Lady Catherine alors qu’elle rentrait de sa visite chez cet ouvrier blessé. Au cours de la conversation, elle avait mentionné le nom du commandant Adam. L’espace d’une seconde, il avait cru qu’elle avait entendu parler de l’incident fie Bodmin. Mais comment eût-ce été possible ?

Au lieu de cela, Catherine lui avait demandé si Adam avait fait de fréquentes visites pendant leur absence. Il lui avait dit la vérité, pourquoi ne l’aurait-il pas fait ? Il voyait le mal partout, là où il n’y avait rien.

Il finit par répondre à Unis Polin :

— Je veux bien de votre pâté, et puis aussi une chope de bière, s’il vous plaît.

En la regardant s’activer, il se demandait si Allday allait se décider un jour à s’établir. C’est alors qu’il aperçut la maquette, dans la pièce voisine : l’Hypérion d’Allday. Dans ce cas, c’était du sérieux. Cette découverte le rendit étrangement heureux.

Elle posa la chope sur la table.

— Ouais, c’est bien calme, très calme même – elle se tortilla un peu : J’ai entendu dire qu’il y avait une réunion, ce soir.

Ferguson hocha la tête. Sans doute un combat de coqs, chose qu’il détestait. Mais nombreux étaient ceux qui aimaient bien ça ; de grosses sommes changeaient de main pendant ces soirées-là.

Il se retourna pour observer le chien. Il ne dormait plus du tout, mais, babines retroussées, menaçant, s’était mis à grogner sourdement.

— Peut-être les renards, fît Unis Polin.

Ferguson était pourtant debout, son cœur battait à tout rompre.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il se retint à la table pour s’empêcher de tomber. Voilà, tout recommençait, le souvenir lui revenait : ce moment où il avait entendu un martèlement de bottes. Si ce n’est qu’il ne s’agissait pas d’un souvenir. C’était ce qui était en train de se produire.

Le vieillard se pencha et caressa son chien pour le calmer. Il déclara d’une voix rauque :

— Il y a un vaisseau du roi dans la passe de Carrick.

Les pas se rapprochaient toujours, des hommes qui marchaient au pas cadencé en traînant les pieds. Ferguson regarda tout autour de lui, comme s’ils étaient pris au piège.

— Mon Dieu, la presse.

Il avait envie de s’enfuir en courant. De partir d’ici, de retrouver Grâce et cette vie qu’il avait appris à apprécier et à aimer.

La porte s’ouvrit brutalement et un officier de marine de haute taille émergea de la nuit. Il portait un grand manteau de mer qui luisait de gouttes de pluie glacées ou de flocons de neige.

Apercevant la femme debout près de la table, il se découvrit avec un sourire charmant. On était surpris de trouver des cheveux gris chez quelqu’un de si jeune, vingt-cinq ans à peu près.

— Je vous demande pardon d’arriver ainsi à l’improviste, madame.

Il examina tranquillement la salle, sans rien omettre. Cette femme avenante, le chien couché près du feu qui l’éclairait de face et, enfin, le vieux fermier. Chou blanc.

— Il n’y a personne d’autre ici, monsieur, lui dit Unis Polin.

Ferguson se rassit.

— Elle dit vrai – il hésita : De quel bâtiment êtes-vous ?

L’autre eut un petit rire amer.

— L’Ipswich, trente-huit canons.

Il se débarrassa de son manteau, découvrant ainsi une manche vide épinglée sur sa vareuse.

— J’ai l’impression que nous avons tous deux fait la guerre. Mais plus question d’embarquement pour moi, mon ami – juste ce travail répugnant, pourchasser des hommes qui ne serviront pas leur roi !

Et s’adressant à la femme, il lui dit plus doucement :

— Je crois qu’il y a un endroit qui s’appelle La Grange de Rose, pas loin d’ici ?

Le vieil homme se pencha en avant :

— C’est environ à un mille en continuant la route.

L’officier remit sa coiffure et ouvrit la porte. Ferguson aperçut alors des fanaux qui faisaient luire les uniformes, les armes. L’officier dit par-dessus son épaule :

— Il serait peu convenable de donner l’alerte – puis, souriant tristement : Mais, naturellement, vous savez très bien pourquoi nous sommes ici, hein ?

La porte se referma et le silence retomba comme un couvercle.

Ferguson regarda Unis Polin ôter le pâté de la table et le remplacer par un plat brûlant. Il lui dit :

— Le détachement de presse se rend sans doute à l’endroit de ce combat de coqs dont vous parliez.

Le vieux fermier se mit à glousser.

— Ils trouveront rien là-bas, ma chère. Rien que des hommes qu’ont des certificats et des soldats de la garnison.

Ferguson se tourna vers lui, il se sentait soudain glacé. Ainsi donc, c’était cela, les façons d’agir de Roxby. Il connaissait sans doute tous les officiers qui commandaient les détachements de presse si haïs, il savait précisément où et quand avaient lieu les combats de coqs et autres manifestations sportives. Ferguson fut pris d’un immense écœurement. Ils pouvaient bien n’en attraper que fort peu, comme disait le vieux fermier, exactement comme ils avaient pris Allday et lui lorsque la Phalarope avait mis son détachement de presse à terre. Une chose était pourtant sûre pour lui : Miles Vincent ferait partie du lot.

— Je dois m’en aller. Je… je suis désolé, pour le pâté…

Elle le regarda, soudain inquiète.

— Alors, ce sera pour une autre fois. J’aimerais que vous me parliez de John Allday.

Le fait d’entendre ce nom sembla lui redonner des forces. Il se rassit, prit sa fourchette. Finalement, il allait rester là.

Il jeta un coup d’œil au chien qui s’était à nouveau endormi. Dehors, tout était redevenu calme.

Et pourquoi pas ? se dit-il, pris soudain de rage. Nous protégeons les nôtres et tous ceux qui nous sont chers. Ou alors, nous sombrons avec le bâtiment.

Qu’aurait-il bien pu faire d’autre ?

Le lendemain matin, il neigeait. Lorsque Lewis Roxby sortit dans la cour, il aperçut son garde en chef, Beere. L’homme s’arrêta, juste le temps de lui faire un signe de tête, puis il disparut dans un tourbillon de neige.

La frégate Ipswich avait appareillé avant le jour, comme il est d’usage dans la marine. Il fallut un certain temps avant de s’apercevoir que le lit de Miles Vincent n’avait pas été défait.

 

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